SOCFIN/CAMBODGE : LES TERRES ROUGES DES BUNONGS PERDUES À JAMAIS ?

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En 2008, Socfin et son allié local, KCD, débarquent à Busra, au Cambodge. Ils obtiennent de l’État cambodgien un bail sur des terres forestières pour y planter des hévéas, les arbres à caoutchouc. Ces terres étaient pourtant occupées par des Bunongs, une minorité autochtone qui y pratiquait l’agriculture traditionnelle et y enterrait ses morts. Ce drame foncier est l’objet d‘une action civile de Bunongs devant la justice française contre le groupe de Vincent Bolloré, l’un des actionnaires principaux de Socfin. L’autre gros actionnaire n’est autre qu’Hubert Fabri, citoyen belge résidant en Suisse. Enquête sur une concession litigieuse sur laquelle flottent des soupçons de corruption.

À Busra, à l’est du Cambodge, la terre rouge s’incruste partout. Les voitures semblent rouillées et les vêtements s’imbibent d’une teinte ocre. Sur ce sol poussiéreux, une vieille dame se faufile entre ses poules et ses cochons noirs. Elle s’abrite du soleil sous les planches en bois de sa maison sur pilotis. Elle semble ruminer sa colère. « Je veux qu’on me rende ma terre, mais je n’ai plus d’espoir. J’avais 12 hectares à moi, pour mes enfants. Dès le départ, l’entreprise aurait dû venir nous expliquer le but de l’investissement. » 

« L’entreprise », c’est la Socfin, ou Société financière des caoutchoucs (aussi active dans l’huile de palme), basée au Luxembourg, avec un siège opérationnel en Suisse mais dont les hauts responsables sont belges : Hubert Fabri, le président du conseil d’administration et actionnaire majoritaire, et Luc Boedt, le CEO. Aux côtés de Fabri, on retrouve dans l’actionnariat un milliardaire français bien connu : Vincent Bolloré. Socfin, c’est près de 200 000 hectares de plantations exploitées dans dix pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est.

En 2007, le groupe se lie à une entreprise cambodgienne, KCD, pour planter des hévéas sur cette terre réputée si fertile.

La mise en exploitation des lieux et le processus de location – à la légalité contestée – ne se sont pas faits sans heurts. Car l’arrivée de Socfin à Busra, à grands coups de pelleteuses, a bouleversé l’équilibre local. « C’était la bombe qui a tout dispersé,explique Neth Prak, qui fut longtemps l’un des représentants des villageois lésés. On a volé nos terres. Cela nous empêche de pratiquer notre agriculture traditionnelle. En théorie, il aurait fallu notre consentement préalable, il aurait fallu qu’on nous informe clairement, mais cela n’a pas eu lieu. » 

Lorsque Socfin-KCD débarque à Busra, en 2008, elle possède l’autorisation du gouvernement cambodgien pour planter des hévéas sur deux concessions, Varanasi, puis Sethikula, acquise en 2010, qui s’étendent sur plus de 7 000 hectares. Le Cambodge octroie cette « concession foncière à des fins économiques » pour une période de 70 ans, à un prix inconnu. L’octroi de ce type de concessions, effectué au plus haut niveau de l’État cambodgien, fait l’objet d’un moratoire depuis 2012, car elles avaient déclenché de féroces critiques à cause de leur impact sur la déforestation et les communautés locales.

Les deux concessions de Socfin n’échappent pas à ces critiques, qui ont déjà été étayées dans plusieurs rapports, dont un de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme en 2011. Car les forêts tropicales louées par l’État n’étaient pas vides, loin de là. Elles étaient occupées par des Bunongs, une minorité locale autochtone, qui y cultivait la terre depuis des siècles, sans titre de propriété. Les Bunongs y pratiquaient leurs activités agricoles traditionnelles – l’agriculture itinérante rotative sur brûlis – mais aussi de l’élevage, de la cueillette.

FORÊTS SACRÉES

Tout le mode de vie des Bunongs, de croyance animiste, est centré sur la forêt, dont certaines zones ont une vocation spirituelle. « En 2009, on a saccagé des forêts sacrées, dans lesquelles se trouvaient des sépultures, des esprits, c’était inacceptable »,proteste encore Neth Prak, dont le témoignage fait écho à de nombreux entretiens réalisés avec les Bunongs de Busra, en décembre 2018. 

Les droits des communautés autochtones sont pourtant protégés par des textes internationaux et nationaux. Dans la loi foncière cambodgienne de 2001, le droit à la propriété collective des populations autochtones est inscrit noir sur blanc. Mais la procédure pour que ce droit devienne réalité est fastidieuse et opaque ; certaines communautés sont divisées quant à sa pertinence et les villageois de Busra n’ont jamais obtenu ce titre. 

Les premiers défrichages commencèrent en avril 2008, avant même la signature officielle de l’octroi de la concession.

« C’ÉTAIT POURTANT NOTRE TERRE » 

Sur la concession Varanasi, les hévéas, espacés d’environ 5 mètres, forment des lignes régulières, presque monotones. Yung Phal est un vieil homme fatigué qui déambule entre les travées d’arbres et nous montre le précieux liquide blanc qu’il prélève sur une terre dont il n’est plus propriétaire. « On nous demande de payer les arbres, l’entretien, le matériel, alors que c’était notre terre. La production doit être vendue à Socfin. » Yung Phal fait partie du programme « Petits exploitants ».

Ce programme figurait parmi les options proposées par l’entreprise pour compenser les familles pour la perte de leurs terres. Un drôle de deal. Alors que ces familles pensaient posséder des parcelles où elles pratiquaient la riziculture itinérante, elles se retrouvent « exploitantes » d’hévéas sur une terre dont elles assurent la gestion pour 60 ans ; ensuite le tout revient à Socfin. 

Pour cultiver l’hévéa, les familles se sont endettées auprès de l’entreprise afin de payer le coût des engrais, du matériel et des plants. « Ces investissements devront être remboursés sur de futures productions, même si, pour l’instant, rien ne leur a été demandé », affirme-t-on chez Socfin, ce que conteste Yung Phal. « On me prend 30 % sur les ventes », affirme-t-il. Le programme « Petits Exploitants » est si désavantageux que les quelques familles qui avaient choisi cette option se retirent peu à peu. On en comptait 154 au début du programme, elles ne sont plus que 52. 

La seconde option que Socfin proposait alors était d’échanger des terres. Mais des villageois racontent que les terrains proposés par le groupe se situaient très loin des villages de Busra, qu’ils étaient de piètre qualité et de petite taille. « On ne nous laissait aucun autre choix que d’accepter la compensation financière, la troisième option. Une compensation de 200 dollars par hectare, ce qui était très peu », lance Keun Tola, responsable des forêts dans le village de Lammeh. Socfin affirme que l’indemnisation proposée variait de 200 à 1 500 dollars et que les populations locales s’étaient vu offrir une « quatrième option », celle de « conserver leur terre agricole ». Une option dont nombre de villageois n’ont jamais entendu parler.

Socfin estime que ces « éventuels problèmes » fonciers (la société ne les reconnaît pas officiellement) ont été réglés en 2012 grâce à ces offres d’indemnisation. Des villageois, pas toujours bien informés et pour la plupart analphabètes, ont en effet apposé leur empreinte digitale sur des documents. Mais très vite, des doléances se sont exprimées à nouveau. L’absence de délimitations précises des terres au Cambodge, et en particulier dans les terres bunongs, rend très complexe tout type de dédommagement. « Socfin a proposé des compensations sur la base des terrains qu’occupaient des fermiers au moment de la mesure des terres. Sauf que l’agriculture est itinérante. D’autres terres sont à ce moment-là en jachère et elles n’ont pas été comptabilisées », précise Neth Prak. Aujourd’hui, seuls 1 348 hectares sur les 7 000 ont été compensés. 

DES BULLDOZERS SUR DES TOMBES

« Pour nous, dès le départ, l’octroi de la concession à KCD, ne respectait pas le droit applicable. Selon la loi, il est nécessaire de rédiger une étude d’impact et cela n’a été fait qu’en 2010 », affirme Vann Sophath, de l’ONG Cambodian Center for Human Rights. À cette critique récurrente, Socfin répond, par e-mail, que « toutes les dispositions du droit cambodgien ont été respectées. Les études d’impact environnementales initiales avaient été réalisées à l’époque, mais le cadre légal était alors minimal ». Un ancien de Socfin nuance sérieusement le propos de son ex-entreprise : « Il y avait bien une étude, en 2006-2007, commanditée par KCD. L’étude faisait deux ou trois pages, elle était ridicule et ses rédacteurs n’étaient pas indépendants. Les études d’impact sont pourtant fondamentales et, à l’époque, on s’en foutait. Résultat, des forêts sacrées ont été rasées, on a fait passer les bulldozers sur des tombes. »

En 2009, des Bunongs se rebiffent et manifestent. Certains arrachent des plants d’hévéas, d’autres brûlent des pelleteuses. L’armée intervient pour protéger les concessions.

Après la violence vint le dialogue. Du moins en apparence. Un bureau des plaintes pour les Bunongs ouvrit dans les locaux de Socfin. Depuis 2009, les négociations, médiations, discussions, comités tripartites, groupes de parties prenantes, s’enchaînent sans succès. Pendant ce temps, Socfin finance des infrastructures locales. Surtout des routes et des ponts. L’entreprise met en avant la rénovation de l’école de la commune et du centre de soins, le paiement de maillots au club de foot. Mais le conflit foncier reste bloqué. 

LACUNES D’INFORMATIONS

Les villageois de Busra sont divisés. Une grande majorité d’entre eux (un peu moins de 600 personnes) sont impliqués dans une énième tentative de médiation, dont rien ne filtre. D’autres villageois – 77 d’après leur avocat cambodgien – ont entamé en 2015 une procédure au civil, en France devant le tribunal de grande instance de Nanterre, contre le groupe de Vincent Bolloré, actionnaire à 44 % de Socfin-KCD, par l’intermédiaire de Fiodor Rilov, avocat français. Les participants au procès sont exclus d’office du processus de médiation. 

Pour Socfin, ce procès est un véritable petit caillou dans la chaussure. D’ailleurs, pour l’entreprise c’est bien simple, cette procédure « est dénuée de tout fondement ».Et, à part cette action en justice, le bureau suisse de l’entreprise affirme, contre toute évidence, que « la gestion et l’exploitation de nos plantations d’hévéas dans la province du Mondolkiri n’ont donné lieu à aucun contentieux ni même contestation ». Une affirmation qui étonne, surtout au regard de l’étude d’impact de Socfin, rédigée en septembre 2010, soit deux ans après les premiers défrichages, que Médor a pu se procurer. Parmi les « impacts négatifs de la concession », outre la « disparition des techniques agricoles traditionnelles, la destruction accidentelle de sites religieux et funéraires, la désagrégation des groupes de solidarité agricole », le rapport pointe les nombreuses réunions de 2008 et 2009 pour résoudre « le confit foncier » à la suite des « manifestations ».

Au sujet des terres « cultivées ou en jachère » pour lesquelles les villageois avaient reçu une compensation « foncière ou financière », le rapport stipule qu’ils l’avaient reçue « sans consentement libre préalable et éclairé ». D’autres villageois n’avaient pas du tout reçu de compensation. 

L’étude pointe les lacunes de communication et d’information à l’égard des villageois. L’impact des défrichages sur la population y est décrit avec précision : « La réduction de l’accès aux terres agricoles et aux ressources forestières résulte en un risque de paupérisation des maisonnées dans les ressources dépendant entièrement de l’agriculture (87 %) et de menaces en termes de sécurité alimentaire. »

Le 10 octobre 2012, lors de l’Assemblée générale des Nations unies, le rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Cambodge évoquait, citant notamment Socfin-KCD, « l’agro-industrie qui menace les systèmes d’agriculture traditionnels des populations indigènes, et donc leur sécurité alimentaire ».

CHOISIR D’AUTRES FAÇONS DE VIVRE

Dix ans plus tard, Neth Prak oscille dans un champ entre des plants de pommes de terre, d’avocats, de poivrons. Un peu plus loin, se dressent des poivriers. « Comment aider les victimes de cet accaparement de terres qui ne permet plus aux Bunongs de pratiquer l’agriculture traditionnelle ni de collecter les ressources de la forêt ? »,s’interroge-t-il. Sa réponse, il la propose chez Bipa, son ONG locale qui mise sur l’éducation de jeunes et sur la formation des villageois à l’agriculture « classique » (non rotationnelle) et sans pesticides. 

Face aux plantations de Busra, dans le soleil cambodgien qui flambe au-dessus des terres rouges, Neth Prak se fait philosophe : « Désormais la question c’est : “Doit-on mourir ou trouver d’autres façons de vivre ?” Nous choisissons d’autres façons de vivre. » 

 

BESOINS PERSONNELS ET BŒUFS POUR LES AUTORITÉS

«  J’étudiais à Zurich dans le cadre d’un programme des Nations unies, se souvient Neth Prak, qui, à l’époque, représentait certains villageois de Busra. Un jour j’apprends que Luc Boedt, l’un des grands dirigeants de Socfin, veut me voir. Il m’a demandé : “De quoi avez-vous besoin personnellement ?” Il a répété cette phrase à plusieurs reprises en m’expliquant qu’en Afrique les représentants des communautés demandent souvent des avantages personnels. Mais j’ai bien répondu que je ne voulais que des avantages pour la communauté. » 

Le Cambodge est classé 161e sur 180 dans l’indice de perception de la corruption publié par l’ONG Transparency International. « C’est le deuxième pays le plus corrompu d’Asie. À tous les niveaux, il y a de la corruption », explique Naly Pilorge, de l’ONG cambodgienne Licadho. Dans le cas des concessions foncières à des fin économiques, le système était très opaque. Une chose est sûre : inévitablement, pour recevoir une de ces concessions, il fallait avoir recours à la corruption. » 

Voilà pour la théorie. Dans la pratique, un ancien de Socfin explique que la qualité des relations avec les autorités locales s’échangeait aussi contre des formes de « cadeaux » : « On leur payait tout le temps des tas de choses, du diesel, des tee-shirts, des restos, des fêtes et même des bœufs. » Cette personne suggère également que le bois coupé lors des défrichages – des essences de valeur comme du teck ou de l’acajou – aurait pu être cédé à certaines autorités du ministère de l’Agriculture lors d’inspections. Une « transaction » qui, selon lui, n’a pas laissé de trace écrite et que Socfin a réfutée fortement dans une réponse aux questions de Médor publiée sur son site web : « Socfin-KCD n’a jamais eu connaissance d’un quelconque fait pouvant être considéré comme constitutif d’une corruption. »


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